Le chemin des âmes de Joseph Boyden
C’est un roman puissant dont les protagonistes sont deux Cris de la baie James : Xavier Bird et sa tante Niska.
« Tu m’as enseigné, Niska, que tôt ou tard, chacun de nous devra descendre, trois jours durant, le chemin des âmes […]. » Cette belle formule amérindienne, qui décrit l’étape de la mort, contraste vivement avec les fins de vie tragiques des soldats évoquées tout au long du roman par le narrateur, Xavier.
La majeure partie du roman relate, en effet, l’abomination de la Première Guerre mondiale au travers du regard et de l’expérience de Xavier, qui s’est enrôlé, avec son meilleur ami Élijah, comme tireur d’élite.
Le premier chapitre commence par le retour de la guerre de Xavier, mais tout le roman repose sur l’alternance de son passé au front et de son présent douloureux; il est profondément traumatisé dans sa chair et son esprit par ce voyage au bout de l’enfer.
La trame du récit est le difficile retour en canoë de Niska pour ramener son neveu qui revient blessé de la guerre. Chaque chapitre est construit selon le point de vue d’un des deux narrateurs. Xavier revit les épreuves de ses années au front. Niska, lui raconte son passé pour tenter de le ramener à la réalité, tant les souvenirs cauchemardesques du soldat et son délabrement physique l’entraînent vers le néant.
Le cadre spatial a comme point de départ la gare de la ville de Moose Factory et comme destination le campement de Niska situé dans les bois, à la Grande baie salée ‒ que les Wemistikoshiw (les Blancs) appellent la baie d’Hudson. Mais le retour vers le passé de chaque personnage entraîne le lecteur dans des descriptions époustouflantes de la nature canadienne ainsi que de l’enfer des tranchées.
Chacun des 32 chapitres comporte deux titres : un en français, l’autre en cri. Cela est significatif : tant la narratrice que le narrateur se décrivent dans leur authenticité et par leur difficile adaptation au monde des Wemistikoshiw (les Blancs). Niska est un personnage passionnant car elle a hérité du don de voyance de son père. Toute la dimension sacrée de sa culture, propre à la tribu nomade des Awawatuk, est décrite d’une manière captivante :
« Les Awawatuk convenaient que j’étais une extension naturelle de mon père, le nouvel organe par lequel s’exprimait la puissance de ma lignée. […] Le plus souvent ils (les hommes) voulaient savoir ou débusquer le gibier : et moi je devinais pour eux, posant sur les braises l’omoplate de la bête avant d’y jeter de l’eau, comme j’avais vu mon père faire. À l’occasion un chasseur venait se faire expliquer un rêve, ou révéler son avenir. Si je n’avais pas connu de crise, je dressais une tente tremblante (kosapachikan) j’invoquais les esprits animaux des bois, les invitant à me rejoindre. Parfois ils venaient si nombreux que les parois se gonflaient, se creusaient au gré de leur souffle, si bien que la tente elle-même se changeait en une chose vivante. La plupart du temps, c’était l’esprit du lynx qui arrivait en premier et restait toute la nuit, dévoilant par ses yeux perçants tous les secrets des bois. » (p. 172)
Si les restes du colonialisme, les tentatives d’assimilation, le racisme et les séquelles des pensionnats indiens sont en filigrane tout au long du roman, ce qui est mis en valeur est la richesse du mode de vie et des croyances ancestrales véhiculées par Niska.
Il en est de même pour le soldat indien Xavier : ce n’est pas tant sa marginalité que la spécificité de sa perception du monde, de sa sensibilité et de ses valeurs qui sont révélées et qui contrastent avec celles des soldats occidentaux :
« Leur Noël s’étire toute une semaine jusqu’à la fête de la nouvelle année. Toute cette bombance et cette joie forcée, m’aperçois-je, ne sont qu’un pauvre masque jeté sur la tristesse. On commente les évènements de l’année qui s’achève; on forme le vœu que la suivante voie la fin de la guerre. Celle ou nous entrons s’appelle 1918 : je sais que c’est le nombre d’années qui se sont écoulées depuis que leur dieu, disent-ils, est né homme. Ce moment de tristesse et d’introspection déteint sur moi. Je n’aime pas la façon dont ils gardent la trace du temps. Ils se fondent en gros sur des lunes, mais leurs calendriers respirent une obsession de l’ordre qui me rappelle leurs tranchées : on y trouve des nombres qui ne signifient rien, des noms différents pour des jours qui se ressemblent tous. Moi, j’ai fait le compte : je vis parmi les Wemistikoshiw depuis vingt-sept pleines lunes ; je me bats au front depuis dix-neuf pleines lunes. C’est long, et pourtant aucune fin ne se dessine à cette guerre qu’ils ont créée. » (p. 385-386)
Le chemin des âmes de Joseph Boyden fait, grâce à Niska et à Xavier, voyager les lecteurs dans la culture et les valeurs cries et dans l’horreur de la Grande Guerre. Il s’agit d’un bel hommage à la culture amérindienne et à la mémoire des soldats amérindiens qui ont combattu dans l’armée canadienne.